« Mais qu’est-ce qu’il f…, ce frère ? »
Nous connaissons tous la parabole du Fils prodigue (Lc 15). Chaque fois que nous vivons le sacrement du Pardon, nous reconnaissons la grâce d’être une fois de plus le prodigue accueilli par un père aux bras ouverts. A l’heure où le Pape François nous donne une Année Jubilaire de la Miséricorde, je relis avec émotion la réponse qu’il fit, tout nouveau Pape, au Père Spadaro, Jésuite, qui lui demandait tout simplement « Qui êtes-vous ? »[1] On s’attend à l’entendre dire : « Je suis argentin, fils d’émigrés italiens… » Non, pas du tout : le Saint Père répond après un temps de silence : « Je suis un pécheur », et il ajoute : « sur lequel le Seigneur a posé son regard ». Chacun de nous sait en quoi il est le prodigue, et la joie qu’il y a de se savoir encore amoureusement accueilli par ce Père riche en miséricorde.
Mais nous pouvons aussi nous reconnaître dans le fils aîné, en ce fils qui refuse de participer à la fête à l’heure du retour de son petit frère. J’aime une page de Christian Bobin dans son petit livre magnifique « L’homme qui marche »[2] . Il dit : « Mon père, voyez c’est comme un homme qui avait deux fils, un calme et un fou qui a voulu sa part d’héritage tout de suite et qu’il a dépensée en vin, en femmes, en jeux de toutes sortes. Ensuite il a eu faim le fou, il n’avait plus un sou en poche, il est revenu honteux à la maison. Il s’est caché dans un coin, il mangeait avec les bêtes. Le Père, quand il l’a découvert, l’a serré dans ses bras, l’a attiré en pleine lumière et a décidé d’une grande fête pour tout le monde. L’autre fils a râlé, ça ne lui plaisait pas, autant de dépenses d’un seul coup et pour qui, pour un ingrat, un fainéant, à quoi ça sert d’être raisonnable, économe et fidèle, à quoi ça sert alors ? »…
Je me rappelle aussi d’une rencontre où des étudiants avaient dit à l’ami prêtre qui les accompagnait : « Mais qu’est-ce qu’il f…, ce frère ? » D’un air de dire : mais pourquoi n’est-il pas parti chercher son cadet ? Mais pourquoi n’a-t-il pas quitté sa sécurité et ses avantages pour courir après ce petit frère parti dans un moment de folie ? Et le prêtre accompagnateur, en fin de la méditation, faisait remarquer ceci qui est fondamental : le fils aîné de la parabole fait le contraire de ce qu’a fait le Fils de Dieu, Jésus le Christ. Jésus le Christ n’est pas resté dans tous les avantages que lui donnait son statut de Fils. Dans le dialogue trinitaire si cher aux pères de l’Église, il a obtenu de son Père et de l’Esprit Saint le feu vert pour descendre de son Ciel et venir nous courir après malgré toutes nos errances. Il est venu de loin pour nous sauver de près… Le Père Paul Dominique Dognin, dans son petit livre génial « Comme un sauvetage »[3] nous fait entrer dans la lecture trinitaire de ce texte : il va jusqu’à dire que le fils aîné de la parabole est une sorte d’Antéchrist. Dans l’orgueil de sa vertu,il fait le choix contraire à celui que fait le Christ. Ce Christ que nous aimons parce qu’il a fait le choix de quitter tous ses privilèges pour nous courir après et nous ramener vers le Père.
En relisant la parabole, j’imagine le bonheur que ce Père a de voir revenir son fils réellement pécheur, mais je vois à quel point son bonheur est blessé par l’attitude de son fils aîné qui refuse de partager sa joie de Père. Avez-vous remarqué que la finale de la parabole est dramatique : finalement, nous ne savons pas si le fils aîné est entré dans la fête…
+ François Garnier
Archevêque de Cambrai
[1] Le Pape François – « L’Église que j’espère » - Entretiens avec le Père Spadero, S.J – Flammarion/Etudes – 2013, PP 31-35
[2] Christian Bobin – « L’homme qui marche » - Ed Le temps qu’il fait. 1995
[3] Paul Dominique Dognin – Comme un sauvetage – Cerf 1994 – p28-30