« Aisance »
Notre grande douleur, c’est de vous aimer sans joie,
ô vous que nous « croyons » être notre allégresse ;
c’est d’être cramponnés sans aisance et sans grâce
à votre volonté qui nous meut dans nos jours.
Notre grande douleur, ô Seigneur, c’est d’entendre
un artiste jouer la musique des hommes
en se laissant porter par elle sans fatigue,
en rencontrant à travers l’acrobatie de l’harmonie
une vague d’amour qui n’a que taille d’homme.
C’est peut-être de lui qu’il nous faudrait apprendre
à jouer votre amour,
nous pour lesquels cet amour
est trop grand,
est trop lourd.
J’ai vu un homme qui jouait un chant tzigane
sur un violon de bois,
avec des mains de chair.
Dans le violon se rencontraient son cœur et la musique.
Ceux qui l’écoutaient n’auraient jamais pu deviner
que ce chant était difficile ;
que longtemps il avait fallu
suivre les gammes,
briser ses doigts,
laisser les notes et les sons
s’enfoncer dans les fibres de sa mémoire.
Son corps ne bougeait presque pas,
sinon les doigts, sinon les bras.
S’il avait longtemps travaillé pour posséder
la science de la musique,
c’est la musique qui maintenant
le possédait,
qui l’animait,
qui le projetait hors de lui-même
comme un enchantement sonore.
Sous chaque note qu’il jouait on aurait pu retrouver une histoire
d’exercices, d’efforts, de lutte ;
et chaque note s’enfuyait comme si son rôle était fini
quand elle avait tracé par un son juste, exact, parfait,
le chemin d’une autre note parfaite.
Chaque note durait ce qu’il fallait.
Aucune ne partait trop vite.
Aucune ne s’attardait.
Elles servaient un souffle imperceptible et tout-puissant.
J’ai vu de mauvais artistes contractés
sur de morceaux trop difficiles.
Leur jeu montrait à tous la peine qu’ils prenaient.
On entendait mal la musique tant il fallait les regarder.
Notre grande douleur,
c’est de jouer sans joie votre belle musique,
Seigneur qui nous mouvez de jour en jour.
C’est d’en être toujours au temps des exercices,
au temps des efforts disgracieux.
C’est de passer parmi les hommes
comme des gens chargés, sérieux et malmenés.
C’est de ne pas étendre sur notre coin du monde
parmi le travail, la hâte et la fatigue,
l’aisance de l’éternité.
Poème de Madeleine Delbrêl : « La joie de croire » ; Éditions du Seuil ,1968.